Ils sont environ 500 en France, personnels enseignants volontaires mis à disposition par l’Éducation nationale pour intervenir dans les prisons.

L’un d’eux a écrit, en mai, une tribune dans Mediapart, que nous reproduisons ci-dessous. Cette tribune dit ce qui est, ni plus, ni moins. Son auteur se voit menacer d’un retrait de l’accès à son lieu de travail par l’administration pénitentiaire, l’Éducation nationale l’invitant à partir sur un autre poste. Les personnels concernés, qui ont, comme lui, maintenu leurs enseignements cette année envers et contre tout, n’acceptent pas et le disent haut et fort. Leur pétition est d’ores et déjà signée par la majorité d’entre eux. Leur défense du service public, de la mission d’enseignement et de sa place au cœur de de la réinsertion, mérite tout notre soutien.

 

Prisons: chronique d’une catastrophe éducative annoncée.

Luc Favre, 6 mai 2021.

Depuis novembre 2020, les secteurs scolaires des prisons françaises n’ont pu dispenser que quelques cours pour les élèves majeurs. Les examens arrivent, et malgré de nombreuses alertes, rien n’a été fait pour leur permettre de s’y préparer. Voici une chronique mensuelle, personnelle, du drame qui s’annonce, mais ce phénomène est général dans toutes les prisons Françaises.

SEPTEMBRE

C’est l’heure de la rentrée à l’Unité locale d’Enseignement du Centre Pénitentiaire de Châteauroux. Avec 90 élèves, caser tout le monde dans des cours adaptés tient cette année de la gageure : en croisant les contraintes sanitaires de l’Éducation Nationale et de l’Administration Pénitentiaire, la marge est étroite.

Il faut dire qu’en tant que coordonnateur du secteur scolaire, je me dois de permettre à tout détenu volontaire d’exercer son droit à l’éducation, de l’analphabétisme à la licence (14 préparations d’examens à synchroniser) !

Alors cette année, on va réduire le temps d’enseignement des CAP en les coupant en deux groupes (ça sera chaud, mais ça devrait passer), pour les Diplômes d’Accès aux Études Universitaires, on va aussi manger sur les heures de littérature pour confectionner des groupes suivant les langues vivantes choisies, et pour les préparations aux BTS et licences, plus de cours, mais un prof référent qui les suivra toute l’année. L’essentiel est sauvegardé : l’apprentissage de la lecture/écriture pour les personnes illettrées est maintenu en l’état, et en se concentrant sur les personnes les plus motivées, l’apprentissage du français compte un nombre d’heures hebdomadaires suffisant pour une progression rapide.

FIN OCTOBRE

Merde ! second confinement : l’Administration Pénitentiaire nous demande d’arrêter les cours en présentiel pour une durée indéterminée… On était déjà short, mais si ça ne dure pas trop longtemps, en mettant en place un service par correspondance papier comme lors du premier confinement, ça devrait passer pour les préparations d’examens.

FIN NOVEMBRE

Le culte religieux reprend dans plusieurs prisons… mais pas l’enseignement ! Pourtant, à l’extérieur, les écoles, collèges et lycées ne se sont jamais arrêtés. Un mois que nous avons perdu de vue tous ceux qui ne peuvent apprendre par correspondance papier (illettrés, allophones, anciens décrocheurs…), la remotivation va être compliquée si la situation perdure.

FIN DÉCEMBRE

Coup de bambou : les formations professionnelles privées, financées par les Conseils Régionaux, vont pouvoir reprendre en grands groupes, mais l’Éducation Nationale doit rester à l’arrêt ! Le sentiment d’injustice est terrible. Cette décision revient implicitement à nous demander d’abandonner nos élèves illettrés et allophones. Les cours par correspondance ont déjà duré trop longtemps, les retours sont chaque semaine plus légers (déjà plus de 70 % ont décroché dans les formations au CAP…), il aurait été plus que temps de reprendre en présentiel. Alors nous accueillons, en serrant les dents, les premiers cours de ces formations privées au sein de nos salles de classes. Nous, enseignants, il ne nous est même pas autorisé de convoquer en entretiens individuels nos élèves dans ce même lieu. Tant pis, je continuerai, comme depuis mi-octobre, de me balader de bâtiment en bâtiment pour les rencontrer, leur dire qu’on pense toujours à eux.

JANVIER

Nous interpelons tout ce qui peut être interpellable (Direction de l’Administration Pénitentiaire, Rectorat, Inspection d’Académie…), nous alertons sur la catastrophe qui se profile vis à vis des examens. Mais rien, on nous laisse seul, sans réponse, dans nos salles de classes vides, à constater, semaine après semaine, la baisse du niveau des retours de la correspondance papier des quelques élèves qui continuent encore et toujours, avec opiniâtreté, à suivre comme ils le peuvent le programme scolaire que nous proposons par courriers interposés.

FÉVRIER

Hourra ! on va pouvoir reprendre en cours individuels ceux qui ne peuvent apprendre à distance. C’est avec grande joie que nous retrouvons nos élèves les plus fragiles au secteur scolaire. Nous nous délectons du contact pédagogique qui nous manquait depuis tant de mois. Mais les autres, ceux qui préparent un examen ? Comment comprendre l’argument du risque de contamination au Covid, alors que la formation professionnelle privée peut continuer à préparer ses élèves en grands groupes, dans des salles identiques aux nôtres, à quelques mètres du secteur scolaire ?

MI-MARS

Nous sommes enfin autorisés à accueillir les élèves qui préparent des examens (pour la première fois, nous sommes sur le même protocole que les activités organisées par le Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation, qui reprennent également en même temps que nous). Branle-bas de combat, il faut recaler les emplois du temps des onze professeurs qui interviennent dans ces formations, s’assurer de la validité de leurs autorisations d’accès à la prison, aller voir chaque élève et reformer les emplois du temps en fonction des contraintes pénitentiaires de chacun… Bref, le travail d’une nouvelle rentrée scolaire à boucler en moins d’une semaine ! Mais, non de non, ce que nous sommes contents, le secteur scolaire va de nouveau ressembler à la petite ruche du savoir qu’elle a la prétention d’être. Nos élèves n’ont eu que cinq semaines de cours depuis le début de l’année, il reste moins de trois mois pour les préparer aux examens. Il va falloir mettre le paquet, mais en continuant à faire cours pendant les vacances de Pâques, cela devrait pouvoir encore être jouable.

DÉBUT AVRIL

C’est la consternation ! Nous devons séance tenante, pour ce troisième confinement, cesser tous les cours (après seulement quinze jours de mise en train) mais ni la formation professionnelle privée, ni le culte, ni les activités du Service d’Insertion (qui ont pourtant lieu dans nos locaux) ne subissent le moindre aménagement. Nous ne comprenons pas cet acharnement à nous traiter de manière si spécifique. Quelles motivations prédominent à ces décisions ? en tout cas, cela n’aurait pas de sens de le justifier par l’éloignement de tout personnel venant de l’extérieur afin de diminuer les entrées potentielles du Covid dans l’enceinte de la prison. C’est pourtant ce qui nous est avancé pour justifier cet arbitrage (comprenne qui pourra).

DÉBUT MAI

On nous informe par mail, après une visio agitée avec des représentants de l’Administration Pénitentiaire, que si nous le souhaitons, nous pouvons reprendre comme en mars. Mais il est trop tard : plus que 20 jours avant les oraux du CAP (avec seulement 6 h de préparation en tout et pour tout sur l’année) et les étudiants en BTS, par lucidité, nous ont fait savoir qu’ils ont finalement renoncé à l’idée de se présenter aux examens. Quant au niveau bac, n’est-ce pas les leurrer que de leur laisser à penser qu’avec seulement 19h de cours de littérature dans l’année, sur les 90h prévues initialement, ils peuvent espérer s’en tirer honorablement ?

Ce désastre annoncé aux examens nous affecte terriblement. Nous sommes tous dégoûtés, parcourus par le sentiment d’avoir été complices malgré nous d’une vaste mascarade éducative. Comment accepter de regarder passivement ces personnes, qui nous ont confié leurs espoirs éducatifs, être leurrées sur leur capacité à réussir un examen représentant souvent une revanche sur leur vie passée ? Anéanti par l’échec cette année de l’enseignement scolaire, je ne serai pas fier d’être représentant de l’État Français lorsque je distribuerai, en juin, les copies d’examens à ces élèves, fantômes malgré eux d’un des rares droits dont ils disposent pendant leur détention.

Luc Favre (Responsable Local de l’Enseignement du Centre Pénitentiaire de Châteauroux)